Par Nina Thomas, M.Ed, PhD (c)
Vous vous souvenez de ma dernière capsule où je vous parlais des femmes autistes en éducation? Je vous ai parlé de l’influence du modèle médical sur nos perceptions.
En fait, il faut savoir que chaque individu, peu importe s’il connait le modèle médical ou non, peut entretenir des préjugés. Ces préjugés mènent à des stéréotypes. (J’y reviendrai plus en détail une autre fois.) Aujourd’hui, je veux vous parler de stéréotypes. Enfin non, plutôt d’empathie. Ou le lien entre les deux. Et le concept du problème de double empathie. Vous êtes partants? On y va!
S’il y a un stéréotype qui colle aux personnes autistes, c’est le fait qu’ils manqueraient d’empathie. Ce serait, d’ailleurs, un des comportements qui leur sont reprochés, surtout dans les situations sociales qu’ils auraient mal lues n'agissant donc pas selon les « règles sociales » en vigueur.
Le psychologue Simon Baron-Cohen a d’ailleurs même médicalisé ce terme en l’appelant la théorie de l’esprit.
Le hic, c’est que ce n’est pas tout à fait vrai. Certes, il existe des personnes autistes qui manquent d’empathie. Mais il y a aussi des personnes neurotypiques qui manquent d’empathie. Il faut séparer la neurodivergence de la personnalité de l’individu. Et en passant, la théorie de l’esprit de Simon Baron-Cohen a été maintes fois critiquée (Mottron, 2006, Milton 2012).
Commençons par le début. Qu’est-ce l’empathie, au juste?
Selon le dictionnaire Antidote, il s’agit de la « capacité de se mettre intuitivement à la place de son prochain, de ressentir la même chose que lui, de s’identifier à lui. »
En disant que les personnes autistes n’ont pas d’empathie, on est donc en train de dire qu’elles ne savent pas comment ressentir les mêmes émotions qu’une personne neurotypique, ou qu’elles ne peuvent pas démontrer une réciprocité d’émotions lorsqu’elles voient cette émotion chez autrui. Est-ce vraiment ça?
Et si on pousse la réflexion un peu plus loin, alors selon cette définition, les peuples dont la retenue culturelle les empêche de manifester ouvertement de l’émotion manquent ils-aussi d’empathie? Sont-ce des peuples autistes? (C’est moi, ou ça ferait sauter le pourcentage des personnes neurodivergentes en haut de 50%?)
Et qu’en est-il des personnes neurotypiques autour de vous qui manifestent des comportements de manque d’empathie? Ou celui des personnes dites « sociopathes » ou « narcissiques »?
« Halte! Non, ce n’est pas tout à fait ça! On veut plutôt dire que ... c’est que ... euh, les personnes autistes ne savent pas lire dans les pensées des autres, qu’ils n’interprètent pas les intentions ou les sous-entendus, ni le langage non verbal. »
Ah bon, d’accord. Donc, tous les cours sur la communication efficace, les livres sur la compréhension du langage non verbal, c’est seulement pour les personnes autistes?
Et, toujours dans la même idée, toutes les personnes neurotypiques ont donc une facilité à lire les intentions et le non-verbal des autres, peu importe où ils sont?
« Ah, non, quand même. Ça s’apprend. Il y a des spécialistes sur le sujet. Et ça change d’un pays à l’autre. C’est culturel. »
Voilà qui est vrai! Et ça nous amène sur la bonne piste.
L’empathie, est, en fait aussi un construit culturel. Les sociologues et les anthropologues pourront vous en parler, ça fait partie de leur champ de compétences. La façon de manifester l’empathie et de communiquer ses émotions change selon la personne et la culture. Et à ça, on peut rajouter la dimension culturelle de la neurodiversité.
Picture by Alan O'Rourke, Flickr
C’est ce qu’a proposé Damian Milton en 2012 dans son article à ce sujet. Par la suite, d’autres recherche ont suivi, dont celle de Crompton et al. (2020) L’équipe de chercheurs a décidé de mettre au défi la fameuse théorie de l’esprit et le stéréotype du manque d’empathie des personnes autistes. À l’aide de trois groupes composés de personnes ciblées, (un groupe neurotypique, un groupe autiste et un groupe mixte), il a donné des tâches à réaliser. Le seul groupe qui n’a pas réussi les tâches? Roulement de tambour....
Le groupe mixte!
Ce n'est donc pas un problème d'empathie, mais un problème de DOUBLE empathie.
Pourquoi?
Le problème de l’empathie, c’est-à-dire la capacité de lire ce que l’autre individu pense, de comprendre le langage non verbal, les intentions derrière le langage verbal, est partagé.
Les personnes neurotypiques ont autant de difficulté à lire les personnes autistes que l’inverse.
Voici une comparaison qui vous aidera.
Imaginez un pays fictif. Dans ce pays, il y a un seul peuple, une seule culture. Tout le monde fonctionne avec ce langage et les et les règles qui y sont rattachées.
Photo by James Cridland on Flickr
Imaginez maintenant que vous êtes un immigrant et que vous deviez apprendre comment vivre et fonctionner dans cette nouvelle culture. Puisque c’est vous qui êtes en minorité, c’est vous qui allez devoir vous adapter en apprenant le langage et les coutumes, n'est-ce pas? Cette adaptation à ce nouvel environnement vous demandera assurément beaucoup d’efforts. Votre référent pour le langage non verbal ou pour le vocabulaire risque d'être très différent. Il se peut que vous réussissiez à vous intégrer dans cette société, mais pas sans déployer toutes vos ressources. Vous vivrez ans doute des moments de découragement et des peut-être même des moments de désespoir. Peut-être allez-vous avoir la chance de croiser des personnes qui vont fournir un effort pour apprendre votre langage et vos coutumes, peut-être que non.
Bon, oui, mais quel est le lien avec l’autisme?
Remplacez la culture dominante par « neurotypique » et la culture minoritaire par « neurodivergent » ou « autiste» et vous aurez votre réponse. Vous voulez des exemples concrets? En voici trois.
Exemple 1
« Ah mais t’as pas du tout l’air autiste », dit une collègue neurotypique à son collègue autiste. Pour elle, c’est voulu comme un compliment. Après tout, si elle le dit, c’est pour nommer qu’il ne correspond pas à un « trouble », qu’ils sont « pareils » en quelque sorte. Bref, c’est une façon (un peu maladroite) de dire qu’elle ne le perçoit pas comme étant différent. En contrepartie, la personne autiste pourrait très mal prendre ce commentaire, comme si c'était un affront. Parce que l’autisme, c’est justement un truc « culturel » et identitaire. Est-ce qu’on dirait à une personne d’origine écossaise qu’elle n’a pas l’air écossaise parce qu’elle ne porte pas un kilt? Non. C’est impoli. Même raisonnement pour la personne autiste.
Photo by Keira Burton, Pexels
Exemple 2
Une élève autiste qui a fait une gaffe lors de son stage dit à ses enseignants sous l’effet d’une émotion vive: « Oh quelle erreur! Non, je veux mourir. Je vais me tuer. Je ne peux pas croire que j’ai fait ça. » Résultat? Les enseignants retirent l’élève de son stage et appliquent le protocole pour la prévention du suicide chez l’adolescent. L’élève, elle? Doublement découragée. Pourquoi? C’était sa façon d’exprimer sa détresse dans un moment où elle avait fait une gaffe sociale auprès d’une personne (son employeur de stage). Elle craignait de se faire rejeter, se faire congédier. Et maintenant, c’est arrivé. Pas par son geste, mais par l’interprétation de ses paroles par des enseignants. (En passant, je ne critique pas les enseignants. Ils ont suivi le protocole nécessaire, mais imaginez si la formation des enseignants comprenait une portion obligatoire sur le problème de doubleempathie comme ce que Milton a démontré ...)
Exemple 3
L’autre jour, j’ai été témoin de la conversation de deux personnes, dont un jeune infirmier en santé mentale. Il parlait de son frère autiste et de tous les patients qu’il traitait. Il nommait leurs incapacités, leurs troubles et témoignait de leurs comportements « bizarres ». Il riait beaucoup des comportements qu’il ne comprenait pas, dont le fait que son frère et certains de ses patients changeaient leurs cercles d’amis avec leurs intérêts. À répétition. C’est comme s’il prenaient une nouvelle identité chaque fois. Ou le fait de passer des journées à être « super social avec ses amis », mais après ça, ne pas vouloir participer à des activités familiales ou professionnelles. Ou ne pas comprendre que son frère en avait par-dessus les oreilles au travail et avait besoin de l’aide pour planifier un truc : « Je ne comprends pas comment il ne comprend pas ça! C’est pourtant évident! »
Je ne connais pas l’individu, ni son frère. Mais je connais le phénomène d’avoir un intérêt. Je connais le phénomène d’avoir une batterie sociale qui se vide rapidement. Je connais aussi le phénomène du camouflage ou du caméléon. Et surtout, je connais le problème de double empathie qui empêche ce jeune homme de comprendre son frère et ses patients.
Oui, mais en quoi ça me concerne?
En tant que personne neurotypique ou neurodivergente, il faut humblement accepter qu’on ne parle pas le même langage. Tout comme n’importe quel autre langage, il y a des niveaux de maitrise. Débutants, intermédiaire, avancé et langue maternelle. Vive la neurodiversité!
C’est comme si on se faisait donner un cours sur la culture québécoise par une personne qui n’y est jamais allée et qui a appris la langue par une application comme Duolingo. Elle a peut-être étudié le sujet, mais est-elle vraiment bilingue? Connait-elle vraiment les nuances de la culture ou seulement les stéréotypes qu’on véhicule dans les médias?
Et c’est ce qu’il faut garder en tête. Qu’on soit gestionnaire, employé ou enseignant. Et ce n’est pas grave, je vous le répète souvent : on ne peut pas savoir ce qu’on ne sait pas. Mais maintenant que vous êtes au courant du phénomène, il faut en tenir compte dans vos interactions au quotidien. Après tout, n’oubliez pas, il y a beaucoup de personnes neurodivergentes qui masquent, qui camouflent ou qui ne savent pas encore qu’elles sont neurodivergentes. (Eh oui, nous sommes parmi vous... partout!)
Oui, mais comment? Et après tout, ce n’est pas seulement à la personne neurotypique de s’ajuster!
Tout à fait!
Il existe plusieurs options. L’une s’appelle la stratégie d’intercompréhension.
Les traducteurs en Europe s’en servent pour traduire rapidement d’une langue à une autre, même s’ils ne maitrisent pas la langue d’origine (van Klaren et de Vries, 2013; Oursel, 2019).
Comment?
Ils passent par des racines communes, des sens similaires. Ils se concentrent sur les similitudes entre les systèmes de langue pour établir un sens. Par exemple, utiliser ses connaissances en espagnol pour comprendre les rudiments de l’italien. Ou utiliser ses connaissances en anglais et en allemand pour comprendre le flamand.
Voici quelques conseils issus de l’écoute active et des stratégies d’intercompréhension.
Et si ça ne fonctionne pas?
Il ne faut pas se décourager. On n’apprend pas une nouvelle langue en une journée, n’est-ce pas? Et au pire, il y a des interprètes bilingues (ou presque!) comme moi. Et vous pouvez toujours communiquer avec moi au besoin. Avec le temps, vous deviendrez presque bilingues, vous aussi!
Entre temps, qui n’aime pas voir qu’on fournit un effort pour comprendre notre réalité? Qui sait, ça pourrait même éliminer la menacedustéréotype. Mais ça, c’est un sujet pour une autre fois!