Par Nina Thomas, M.Ed, PhD (c)
Il n’y a pas si longtemps, je vous ai parlé du problème de double empathie et comment nos biais neuroculturels pouvaient jouer dans l’interprétation des comportements de personnes neurodivergentes. Je vais faire du pouce là-dessus pour vous parler de l’importance des mots.
On le sait, les mots sont importants et ce, pour plusieurs raisons. Mais surtout parce qu’ils contribuent inconsciemment à nos biais cognitifs et, comme je vous l’ai déjà dit, le biais mène au préjugé qui mène à un stéréotype qui peut mener à la discrimination. (Un peu comme des poupées russes, mais subtilement et involontairement méchantes... )
Commençons par les termes utilisés pour décrire l’autisme, ou les autres neurodivergences. Avez-vous remarqué qu’elles commencent toutes par le mot « trouble » ou le préfixe « dys », sauf celui de la douance?
Pas quand il contribue à un biais cognitif. Je vous explique.
Commençons avec le mot « trouble ». Avant de continuer votre lecture, prenez un instant pour écrire votre définition ou des expressions reliées au mot sur un papier (sans regarder le dictionnaire).
Le mot « trouble » en soi est chargé de sens. Si on consulte le dictionnaire Larousse ou Antidote, on trouve l’évolution complète du sens de ce mot de son premier usage à aujourd’hui. Cette évolution de la définition va comme suit :
Par exemple, pour un trouble déficitaire de l'attention (TDAH), ça voudrait dire, à la base, qu’il y a une « désorganisation » reliée à l’attention. Pour un trouble du langage, on pourrait déduire que c’est un désordre cognitif relié à la fonction, du décodage. Pas si mal, si on avait retenu cette définition, non?
Donc, le TDAH serait donc un état mental problématique permanent relié à la capacité d’être attentif. Le trouble du langage, lui, serait un état mental permanent relié à une confusion constante dans la compréhension du langage parlé et / ou écrit.
Sur le site de l’Organisation mondiale de la Santé, on trouve une définition similaire en y ajoutant l’adjectif « mental » : « Un trouble mental se caractérise par une altération majeure, sur le plan clinique, de l’état cognitif, de la régulation des émotions ou du comportement d’un individu. Il s’accompagne généralement d’un sentiment de détresse ou de déficiences fonctionnelles dans des domaines importants. »
Nous voilà donc à l’étape où trouble = maladie
ou
trouble = maladie mentale ou neurodéveloppementale.
Donc, le TDAH serait une maladie de l’attention qui fait que la personne est incapable de se concentrer sans aide. On cherche les causes pour guérir ou traiter la pathologie. Le trouble du langage serait une maladie qui rend l’individu incapable de communiquer avec les autres personnes dans la société. On cherche une cause génétique ou neurologique, on « traite » le « malade », et / ou on essaie de lui tailler une place dans la société à l’aide d’un programme d’insertion sociale.
Si vous avez répondu « la définition médicale », vous n’êtes pas seul.e.s. Vous faites même partie de la majorité. Il y a fort à parier que vous avez associé le mot « trouble » à un « problème » de la personne. Il est même possible que vous ayez parlé d’un handicap. Ce sont des associations cognitives comme le fameux « poivre et sel ».
Malheureusement, c’est un biais cognitif qui peut mener à des préjugés et des stéréotypes. Une personne qui est définie par son « trouble » vit en situation de handicap, certes, mais à cause de son environnement et non à cause de son état (J’y reviendrai dans mon prochain article).
On peut faire le même exercice pour le mot « dys ». À l’origine, c’est un préfixe grec qui veut dire « difficile ». L’équivalent grec du « trouble » latin, si vous préférez. Le terme a évolué pour parler de difficulté. Donc, une dyspraxie serait une difficulté à coordonner ses mouvements vers un but précis (dys + praxie). Cette définition, tout comme avec le mot « trouble » n’est pas mauvaise en soi. C’est son évolution au 21e siècle qui le devient.
Voyez-vous, en anglais, son évolution est allée dans le sens de quelque chose qui est hors norme : une dysfonction, quelque chose de défectueux. Maintenant lorsqu’on utilise le préfixe « dys », on l’utilise dans le domaine médical pour nommer un trouble développemental. Le préfixe « dys », a donc évolué avec son l'utilisation dans le domaine médical. Ce n’est plus difficile. C’est mauvais.
Une dyslexie. Une dyscalculie. Une dyspraxie. Une dysmorphie.
Absolument! Il faut donner un nom aux choses. C’est important. Ça leur donne un sens. Le hic, c’est que, comme vous l’avez surement remarqué depuis le début de ce billet, le sens change avec le temps. On ne contrôle pas son évolution. Et le sens qu’on donne à un mot influence notre pensée et crée des biais cognitifs. Un mot peut changer de classe. La rose est devenue un adjectif avec le temps. La combinaison « poivre et sel » aussi. Un mot de la même classe peut aussi changer de sens. C’est aussi le cas pour les « troubles » et les « dys ».
Si le sens est relié aux incapacités, imaginez quand le mot change pour désigner une personne...
Dans le domaine de l’éducation et de la santé, à des fins d’abréviation, on utilise le trouble pour décrire la personne. On l'utilise pour décrire rapidement l'élève. On le réduit à ses incapacités tout en sous-entendant ses besoins. Du moins c’est-ce qu’on pense.
« J’ai trois TDAH dans ma classe »
« Moi, c’est deux TSA et trois dyslexiques. »
C’est vrai. Mais cet élève a un prénom, non? Pourquoi ne pas simplement s’en servir? Quand cet élève vous entend parler de lui comme Tourette, il voit que vous le voyez en termes de ses incapacités.
Pire que ça, sans même vous en rendre compte, vous perpétuez un biais cognitif qui mène au préjugé qui renforce un stéréotype. Par exemple, lorsqu’on réfère aux personnes autistes, on enlève souvent le mot « personne ».
On raccourcit en disant un TSA : un trouble du spectre de l’autisme. La personne est devenue un trouble. On fait la même chose avec d’autres neuroatypies. Un Tourette. On le fait aussi pour d’autres manifestations du handicap. Un sourd. Un aveugle. Un paraplégique.
Résultat? On voit inconsciemment le « trouble », « la pathologie », le « problème ». On perpétue le modèle de l’incapacité. Idem pour le « dys » On voit la difficulté, la lourdeur. Et souvent, on voit la personne en deuxième place, parfois même après l’impact de la présence de cette personne dans notre environnement:
-J’ai dix plans d’intervention dans ma classe dont 8 TDAH, 3 dyspraxiques et deux TSA. T’imagines? Deux TSA dans la même classe.
-Ouf, pas chanceuse! Cette année j’ai juste des dyslexiques, un DL (déficience langagière) et un TDAH.
-En tout cas, je vous bats, la gang. J’ai un Tourette et deux TC (troubles du comportement). Ça va être beau pour l’examen du ministère....
-Oublie l’examen, bonne chance pour ta gestion de classe, haha!
Bon, à première vue, ça semble une simple façon de raccourcir le langage. C’est, d’ailleurs, ce que les professionnels en éducation nomment. Mais ce qu’ils ne réalisent pas, c’est que ce langage contribue à la création de biais cognitifs à l’égard des personnes auxquelles ils font référence.
Pensez-y! Les mots que nous utilisons forment la construction de notre réalité. Parfois, c’est aussi inconscient que des associations anodines comme « sel et poivre » ou des associations culturelles comme halloween = costumes et bonbons.
On associe la couleur rouge aux pommes tout comme on associe la une maladie et des incapacités à un trouble.
Parfois, nos biais cognitifs nous amènent même à des associations qui sont plus dommageables. Une étude effectuée par Heasman et Gillespie, en 2019, soulevait que les stéréotypes des troubles allaient plus loin : la personne autiste est très intelligente mais pas capable d’être sociale. Une personne dyslexique n’est pas intelligente.
Une autre étude effectuée dans le système scolaire québécois en 2022 (Thomas 2022) ressortait des biais cognitifs similaires. Lorsqu’on demandait à des participants de s’imaginer si une personne autiste, dyslexique, douée ou ayant reçu un diagnostic de TDAH pouvait occuper un poste dans une école, tous les participants avaient le réflexe de réfléchir en termes de leurs incapacités.
Le mot « trouble » teinte notre vision.
Toujours pas convaincus? Et si je vous disais qu’un étude longitudinale importante publiée cette année a clairement identifié ces biais dans un grand centre urbain canadien? (Vu la longueur de ce billet, je vous garde les détails pour une autre fois)
Comme je l’ai déjà dit, ça passe par la prise de conscience de nos biais. Déjà, si vous n’avez pas associé le mot « trouble » à une maladie, je vous dirais que vous êtes sur la bonne voie.
Ensuite, pour les changer, il faut d’abord modifier notre langage. Quand vous voyez un.e élève ou un.e collègue neurodivergent.e, voyez d’abord la personne. Ensuite, ses forces.
Il est autant important de reconnaitre les défis que les réussites de la personne neurodivergente.
Et dans le doute, faites appel à une consultante en neuroinclusion ou une chercheuse en ÉDI. On en a tout plein, des outils pour vous accompagner dans la création d’un environnement neuroinclusif en éducation et au travail.